Impasses des astuces monétaires

Brève histoire du rôle de l'argent dans les mécanismes de domination sociale et politique, pour comprendre en quoi les astuces monétaires alternatives, sans considérer cette facette du rôle joué par l'argent, restent bloquées dans le paradigme dominant.

Cet article est destiné à être publié, avec quelques modifications potentielles, dans le numéro 26 de la revue Prosper.

           
            Au moment où l'économie, officiellement en crise, génère toujours plus d'inégalités sociales et de souffrances partout dans le monde, fleurissent ici et là des perspectives « alternatives » dans l'usage de l'argent. Monnaies locales complémentaires, fondantes et affectées vers l'économie verte, promettent de refaire de l'argent un simple « moyen d'échanges » (l'a-t-il jamais été ?), et de remettre au centre les liens sociaux et l'harmonie avec notre environnement. QE for the people ou positive money entendent créer l'argent directement dans les comptes bancaires des citoyens et non dans les banques privées et/ou publiques. Face à l'essor et à la domination écrasante de l' « économie spéculative » sur l' « économie réelle », et donc à l'emprise des intérêts financiers sur les questions politiques et sociales, ces mesures nous engageraient vers une démocratie et une économie aux mains et au service des citoyens.

            Ce sont sensiblement les mêmes objectifs que compte offrir le projet 100% money, avec une reprise en main par les banques centrales de la création monétaire et une obligation de couverture des dépôts par de la monnaie de base afin d'éviter toute spéculation et donc toute création de bulle financière. C'est ainsi que seraient assurés un contrôle par la puissance publique de l'économie et de ses mouvements et une redirection de la monnaie vers l'économie réelle et vers les politiques publiques, sous-entendu vers l' « intérêt général ».

            Il nous semble qu'il y a dans toutes ces réflexions et ces « alternatives » un grand oublié : le rôle même de l'argent. Privilégier l'analyse économique de la monnaie, voire même du capital, sans se questionner sur ce point, c'est précisément rester dans le paradigme dominant, dans l'orthodoxie dont ces courants alternatifs se revendiquent pourtant les plus farouches opposants.

            La finance et le néolibéralisme apparaissent aujourd'hui, pour beaucoup, comme les clés de voûte des désastres sociaux, politiques, économiques et environnementaux actuels. C'est le cas aussi pour des mouvements sociaux (Occupy Wall Street par exemple) et des projets alternatifs tels que ceux que nous venons de citer notamment. Ils semblent oublier que le développement du secteur financier s'inscrit dans un mouvement bien plus grand marqué d'époques où, sans néolibéralisme, les inégalités sociales et les mécanismes de domination étaient déjà bien réels.

            L'argent appuie les mécanismes de domination depuis bien longtemps, et pas seulement sous le règne du capitalisme. Dans la société médiévale par exemple, on pourrait dire que le pouvoir dominant n'était pas véritablement celui du marché mais plutôt celui du sang et de la force. Le système féodal est en effet dominé par une classe, la noblesse, qui se reproduit, au propre comme au figuré, sur les critères du sang, et qui maintient son pouvoir sur l'espace et ses habitants par la force. Les seigneurs et les évêques disposent des pouvoirs régaliens que sont la justice, la police, l'armée... et le privilège de battre monnaie. Avec le pouvoir sur les terres, donc sur les récoltes, on a là réunis la force et l'accès aux ressources vitales, directement par les récoltes, indirectement par l'argent. Accompagnant voire surmontant le tout, le pouvoir religieux impose au peuple quoi penser et à partir de quels codes moraux se comporter.

            Plutôt que d’essentialiser,  comme on dit couramment aujourd’hui,  l’usage de l’argent sous le terme générique d’« argent »,  à l’instar de Georges Simmel[1],  nous proposons de distinguer les usages qui en sont faits et qui le rendent nécessaire.

            Il est rendu nécessaire pour accéder aux biens, et donc pour vivre ou survivre, même s'il est encore concurrencé ici par la relative autonomie de ceux qui disposent en propre des moyens de produire des biens et services (paysans,  artisans,  médecins) et par les solidarités populaires locales. Il est rendu nécessaire pour assurer le pouvoir par la force, en levant des armées, une police, et rétribuer leurs membres. Et ici déjà le pouvoir de l’argent se retourne contre ceux qui « l’ont ». Le pouvoir « politique », qui a effectivement et exclusivement la capacité de battre monnaie, se trouve tout de même dépendant de l'argent, d'autant plus à l'heure des échanges avec les territoires adjacents qui assurent la place et la puissance du royaume. Va donc émerger une classe particulière, la bourgeoisie, qui va précisément se développer sur ce secteur du commerce et de la finance. Et comme l'ont montré nombre de chercheurs, économistes en tête, l'argent génère la recherche de liquidités. Dès lors, cette bourgeoisie, détentrice de l'argent dont dépend le pouvoir politique, va pouvoir évoluer en faisant pression sur celui-ci pour infléchir les règles sociales vers le développement de ses intérêts.

            Au fil du temps, au moins deux stratégies vont pouvoir être adoptées. L'alliance de la bourgeoisie avec l'aristocratie, pour des mesures favorisant leurs intérêts respectifs, économiques pour l'une, politiques pour l'autre, constitue une première option. C'est ainsi que l'Angleterre du 17ème siècle voit advenir l'extension du marché et l'accroissement de l'obligation de s'y soumettre[2]. L'alliance de la bourgeoisie avec le peuple (le tiers-état), comme dans le cas français, représente une seconde option, l'objectif pour la bourgeoisie étant ici de remplacer directement la noblesse dans la direction des affaires politiques de manière à imposer son propre agenda. Dans tous les cas, la marche est engagée et le capitalisme dans sa première phase va pouvoir s'imposer sur ces conditions favorables, un capitalisme où, notons-le, les profits sont opérés principalement dans le cadre de l’économie dite « réelle ».

            Se développe alors l'économie capitaliste, désormais capitaliste, soulignons-le à nouveau, car c'est bien le capital, donc sa valorisation et auto-valorisation, qui constitue le fondement politico-économique de cette nouvelle société, qui en fournit les bases systémiques Mais en même temps qu'elle se développe, un ensemble de facteurs, débouchant sur des revendications sociales et des mouvements populaires puissants, va mettre l'État dans une position délicate[3]. Il est chargé par construction du maintien de l'ordre social existant, par là garant de la continuité d'un système économique, capitaliste, dont il est également dépendant (la santé économique et politique constitue en un sens une seule et même chose). Mais dans le même temps, il va être censé, à travers l'État social, ou État providence, traduire et assurer les intérêts des citoyens, et donc, notamment, garantir leurs bonnes conditions de vie. C'est ainsi que la question des inégalités sociales pose un problème certain. La réduction de ces inégalités peut servir les logiques économiques, quand elle permet d'insérer les populations les plus paupérisées dans le travail, en tant que main d'œuvre nécessaire au développement industriel par exemple, et dans la consommation, par l'élévation de leur pouvoir d'achat afin d'assurer l'absorption de la production marchande et son accroissement. Mais elle peut également desservir ces logiques économiques quand, naissant de politiques sociales qui visent à compenser la difficulté du secteur économique à assurer une certaine répartition des richesses, par l'emploi notamment, elles limitent les possibilités de captation des richesses par ceux que l'on appelle plus tellement les bourgeois mais, désormais, les capitalistes.

            Dès lors, et fort logiquement, ceux-ci, toujours dans leur logique de poursuite de leurs intérêts propres, vont continuer à la fois à travailler soit avec, soit en contrainte vis-à-vis de la sphère politique, de manière à dégager une marge de manœuvre plus importante des intérêts économique vis-à-vis des questions sociales.

            C'est ainsi que, alors que l'abandon progressif de l'étalon or, en 1946 puis en 1971 (officieusement) ou 1976 (officiellement), avait entamé le processus, la financiarisation de l'économie va permettre une reproduction du capital dégagée ou presque de toute contrainte « matérielle » et de possibilités de régulation politique. La sphère « sociale » va alors être encore un peu plus déconnectée de la sphère « économique » ou financière, ses intérêts plus soumis encore aux intérêts économiques, la population plus dépossédée encore du pouvoir de déterminer les règles du jeu sociales et politiques.

            Mais ce qu'on voit bien ici, c'est que la dynamique de l'argent, qui s'auto-génère et s'auto-renforce à mesure, est liée à une recherche des intérêts propres de ceux qui le détiennent le plus. Si ces intérêts semblent parfois (de manière illusoire à n'en pas douter) pouvoir coïncider avec ce qu'on nomme parfois l' « intérêt général » ou le « bien commun », ce n'est alors que contextuel. Une évolution du contexte fera très vite apparaître de nouvelles dissensions et le processus de captation et de création par l'argent de situations de pouvoir, de domination, reprendra son cours.

            On comprend mieux après ceci pourquoi le recours à une autre forme d'argent, une autre forme de monnaie, ou une autre distribution de la richesse nous semble parfaitement vain.

            Se passer d'argent, en même temps que de toute fore de rapports marchands, refuser le recours à une quantification et une justification de ce que l'on fait pour l'accès aux ressources et aux fruits des activités de nos co-sociétaires[4], semble en revanche ouvrir des perspectives qui resteront à jamais inaccessibles aux astuces monétaires.

 

Pour citer cet article : Abab, « Impasses des astuces monétaires », 8 décembre 2016, http://abab.over-blog.com/2016/12/impasses-des-astuces-monetaires.html 

 


[1] Georg Simmel, La philosophie de l'argent, Paris, PUF, coll. "Sociologies", 1988.

[2]On pense notamment aux enclosures. A ce sujet, voir Ellen Meiksins Wood, L'origine du capitalisme : une étude approfondie, Montréal, Lux, 2009, 313 p.

[3]Ce phénomène est particulièrement prégnant en France notamment, d'autant plus à la fin de la seconde guerre mondiale qui verra le Conseil National de la Résistance peser de tout son poids sur la réorganisation du système politique et social français.

[4]Le terme « sociétaire » nous semble intéressant car il nous permet de nous envisager, nous et nos semblables, comme les membres et participants d'une même entité sociale, d'une même société.

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