Qui pour gouverner : le faux débat

Au-delà de l’opposition entre représentative et participative, la démocratie peut être questionnée, et repensée, quant à sa capacité à permettre une réflexion politique riche et dégagée des fausses vérités et des groupes d’intérêts qui les cultivent.


Article publié en avril 2017 dans le numéro 1 du journal L'Ingouvernable


En temps électoral, les débats et discussions politiques, ou plutôt sur la politique, se concentrent en grande majorité sur les candidats, et sur celui qu’il faudrait choisir. Cette perspective est dans un sens parfaitement logique dans un système qui définit la démocratie comme la possibilité pour les citoyens de choisir, d’élire, leurs représentants qui les gouverneront pendant la durée du mandat qui leur a été accordé. Cette démocratie représentative, c’est le nom de cette forme de démocratie, beaucoup la considèrent comme LA démocratie, bien confortés et influencés par les discours relayés dans les médias.

En parallèle existe et s’amplifie une réflexion critique vis-à-vis de cette forme de démocratie, considérant que la délégation de pouvoir de la part du citoyen à ses représentants élus ressemble trop à un abandon de citoyenneté (voire de dignité) au profit d’une classe dirigeante qui poursuit des intérêts douteux (les siens en tant qu’élite politicienne, voire ceux de groupes de pressions appelés communément lobbies). La démocratie participative vient donc se poser comme une autre forme possible, dont les applications sont variées, de la simple consultation des citoyens à l’autogestion. C’est notamment dans cette dynamique qu’apparaissent des idées telles que la démocratie directe, ou la VIe République de Jean-Luc Mélenchon et son assemblée constituante citoyenne.
 

Mais participative ou représentative, est-ce bien là l’essentiel de la question ? Et si la démocratie cessait un instant d’être considérée comme un système politique, une forme de gouvernement, avec ses institutions et ses modes de prise de décisions, mais plutôt comme un ensemble de principes (éthiques, théoriques et pratiques) ? Les formes de la démocratie (vote, démocratie directe, mandat impératif, tirage au sort) peuvent être vues comme une simple enveloppe qui ne préfigure en rien du contenu démocratique et de sa richesse. Des citoyens prenant part tous ensemble aux décisions politiques pourraient parfaitement prendre des mesures aussi graves et irresponsables que celles de nos gouvernants actuels si leurs manières de penser les choses étaient fallacieuses. L'effort n’est-il pas à porter sur la manière dont nous posons les questions de société dans l'espace public ?

 

Vers une démarche démocratique

Poser la question ne doit pas être entendu dans le sens restrictif de la formulation, de la syntaxe, de la rhétorique. Poser la question se rapporte ici à la manière dont nous permettons de sortir des réflexions préconçues, des vérités assénées dans l’espace politique et médiatique, mais aussi dans nos cercles plus minoritaires ou alternatifs (quand il s’agit d’affirmer qu’on détient la vérité, et d’adhérer à celle de ceux auxquels on croit sans la questionner, personne n’est en reste). La démocratie devient alors en premier lieu la capacité à nous interroger collectivement sur les questions de société dans une démarche de recherche perpétuelle et de déconstruction. Ce principe démocratique implique de prendre le temps de la mise en relief des questions publiques en interrogeant la manière dont elles émergent dans un certain environnement social, dans une histoire politique, sociale, intellectuelle, dont elles interagissent avec cet environnement, dont elles seraient transformées et transformeraient leur environnement (et donc nous-mêmes) si leur résolution prenait telle ou telle direction.
 

C’est donc un changement autant philosophique qu’institutionnel. Si, en postulant l’omnicompétence des citoyens, on revendique la démocratie participative, directe ou réelle sans questionner l'absolutisme et l'essentialisme de nos modes de pensée, on reproduit (dans un élan populaire magistral !) des constructions intellectuelles manipulées, manipulatrices et despotiques, car jamais conscientisées.

Pour éviter les écueils de cette démocratie d’opinions, la mise en œuvre de dispositifs permettant l'implication et la pleine participation de chacun à la réflexion et à la décision quant à ce que nous voulons faire de notre société doit donc s’accompagner de dispositifs favorisant une « reconstruction permanente du public »1. C’est ainsi que le philosophe John Dewey nommait cette démarche visant à forger chez nous tous une réflexion politique de recherche permanente, interrogeant les vérités pour élaborer à leur place des hypothèses à tester. Une réflexion qu’il qualifiait d’expérimentale (ou expérientielle) et finalement d’éminemment créative.

 

Un système politique et économique à abandonner

Si cette démarche doit être affirmée, il convient de comprendre ce qui, aujourd’hui, empêche de la mettre en œuvre. L’histoire de la pensée occidentale, la culture de la « vérité » qu’elle pourrait révéler, serait ici intéressante à étudier. Mais pour rester bref, concentrons-nous sur deux grands pourvoyeurs actuels d’idées préconçues et despotiques.

La classe politique en est assurément un. Logique, son but premier est de se faire élire, de récolter des voix, pas de permettre la réflexion sur des questions politiques, ni même de la mener d’ailleurs. De plus, son existence dépend de celle du système en place dont elle est une élite. Puisqu’elle veut s’y maintenir, difficile pour elle d’inviter à le questionner en profondeur.

Les grands médias, fabricants de prêt-à-penser par excellence, regorgent d’un personnel élevé au même biberon que celui de la classe politique. Mêmes familles privilégiées en majorité, mêmes grandes écoles, même croyance dans le même système qui fait d’eux aussi une élite. La pluralité et la richesse des réflexions qui y sont présentées ne peuvent donc être que relatives, maintenues dans les limites du « raisonnable ». De plus, l’objectif de l’entreprise de presse étant de vendre du papier, encore plus dans le difficile contexte économique actuel, les pensées développées doivent être déjà admises et suffisamment consensuelles pour être vendeuses. Dans tous les cas, les grands groupes économiques propriétaires des grands médias ne les ont pas acquis pour qu’y soient publiées des réflexions allant questionner le système actuel dont ils sont les grands bénéficiaires.
 

Cela nous amène à un autre point, le dernier mais pas des moindres : l’argent. Comment déconstruire, mettre en relief, tester, quand un enjeu contraint tout le reste ? L’économie de marché oblige à la rentabilité. Pas seulement la finance, comme il est trop simple de le dire désormais, ce qui laisserait entendre que le reste de l’économie n’est pas tourné vers la rentabilité à tout prix. Non, l’économie de marché, par définition, si elle peut être plus ou moins redistributive, plus ou moins sociale, plus ou moins écologique, ne peut pas ne pas être rentable. L’obligation de profit n’est pas négociable, et à ce titre passera toujours, in fine, devant tout autre aspect, et ce à toutes les échelles.

L’individu peut faire beaucoup de choses, mais il est (encore et pour la grande majorité) sommé de dédier un temps important de son existence à des activités rémunératrices. L’entreprise, même coopérative, devra, si elle veut perdurer, faire des choix qui lui assureront de dégager des bénéfices. L’État, même participatif ou autogéré, s’il veut participer à l’économie mondiale, ne pourra prendre de décisions le menant à la banqueroute et devra donc viser la croissance.

Si le but du jeu est déjà défini à l’avance, comment peut-on penser qu’on peut en fixer les règles et les perspectives à bâtir ? Comment peut-on penser, questionner, et décider de la manière dont on veut vivre en société quand un objectif « extérieur » corrompt toute réflexion ? L’économie marchande contraint et finalement empêche la démocratie.

Mais si l'on retirait les questions purement économiques voire même financières des débats politiques actuels, et si l'on retirait des autres la contrainte financière qui vient finalement constituer le point de désaccord majeur et de concentration des désaccords, on réaliserait que, tout en affirmant que le politique est partout, la sphère des affaires publiques est bien plus restreinte que ce qu'il paraît. On pourrait donc à la fois creuser plus profondément et plus longuement les questions à traiter, se concentrer sur les dispositifs pour les traiter, apporter aux débats des questions qui en sont aujourd'hui absentes, et débattre de manière bien plus sereine et pacifiée quand la survie (dans la compétition économique généralisée) n'est pas en jeu.


Alors en fin de compte, plutôt que de se demander qui doit gouverner, la grande question de la démocratie ne serait-elle pas : comment s’extraire des discours et intérêts politiciens, médiatiques et marchands qui étouffent la démocratie comme questionnement, comme recherche perpétuelle collective ? Et par extension : quelle société voulons-nous bâtir sans classe politique pour confisquer notre pouvoir de citoyens et sans marché pour gouverner nos activités et bâillonner nos perspectives collectives ?

Là pourrait être le début d’une expérience démocratique libérée et créative.

 

 

1 John Dewey (préface de Joëlle Zask), Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010, p. 23.

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